Comprendre la crise financière : Le rapport Turner

Le Rapport d’Adair Turner, président de la Financial Services Authority à Londres, rédigé en mars 2009 sur la crise financière internationale est une merveille de clarté et de pédagogie. Il cite un passage du rapport du FMI sur la stabilité financière mondiale d’avril 2006 : « on reconnait de plus en plus que la dispersion du risque de crédit par les banques auprès d’un groupe d’investisseurs plus large et plus diversifié, plutôt que de conserver ces risques dans leur bilan, a contribué à rendre le système bancaire et l’ensemble du système financier plus résilients. On peut se rendre compte de cette résilience par la réduction du nombre de faillites bancaires et le niveau plus consistent des réserves bancaires. En conséquence, les banques commerciales sont probablement moins vulnérables aujourd’hui à des chocs économiques ou de crédit. » 

Qu’est-ce qui a mal tourné ? demande le rapport.  

Au départ, il y a une explosion des déséquilibres macro-économiques mondiaux, principalement le financement massif des déficits des pays occidentaux par des pays tels que la Chine qui ont un fort taux d’épargne. La baisse des taux d’intérêt sur les obligations sans risques qui s’ensuivit entraina une « féroce recherche de rendements ». L’innovation financière vint alors au secours des rendements. Il s’agit principalement de la « titrisation », technique qui consiste à découper un risque en tranches, à le structurer dans un produit financier incorporant des risques de qualité différente et à vendre ce produit à des investisseurs. Théoriquement, la titrisation permet d’éviter par exemple qu’une banque régionale soit exagérément exposée au risque d’une récession de l’économie locale : elle peut céder une partie de ses risques à d’autres banques dont le portefeuille est mieux diversifié. 

Le problème est que les produits financiers se sont développés en grande partie hors du bilan des banques et du contrôle des superviseurs. Les produits hors-bilan représentaient en moyenne 20 fois les capitaux des banques en 2000, et 30 fois en 2008. Les banquiers avaient une confiance aveugle dans les mathématiques financières et pensaient qu’elles leur permettaient de bien cerner la « valeur à risque ». Mais l’usage simultané de modèles similaires par tous les acteurs du marché contenait en soi un risque de sur-réaction : lorsque le modèle indique un seuil d’alerte, tous se précipitent pour vendre au même moment et un vertigineux cycle vicieux d’enclenche.  

Le Rapport Turner contient un chapitre sur des sujets théoriques fondamentaux qui résonne curieusement avec les interrogations que nous portions dans l’après-68 à la Faculté de Sciences Economiques. Le fait qu’un marché soit efficace ne veut pas dire qu’il est rationnel : l’efficacité n’exclut pas des mouvements grégaires avec des effets désastreux. La rationalité individuelle n’assure pas la rationalité collective. Le comportement individuel n’est pas entièrement rationnel : certaines décisions sont enracinées dans la partie irrationnelle du cerveau. La foi aveugle dans le marché a empêché la mise en place de régulations efficaces. 

Des extrémistes de la droite américaine avaient reproché à George W. Bush d’être devenu « socialiste » pour avoir approuvé le plan Paulson de quasi nationalisation des banques. Le coût du sauvetage des banques américaines est actuellement estimé à 11.600 milliards de dollars. A titre de comparaison, le New Deal avait couté 500 milliards de dollars d’aujourd’hui, le plan Marshall 115 milliards et la conquête de la lune 237 milliards. La crise du capitalisme a atteint des proportions gigantesques, au point de contraindre à l’humilité ses plus ardents thuriféraires. 

Une dangereuse fortune

La crise financière a des antécédents historiques. Voici une note de lecture du roman de Ken Follett, « a dangerous fortune » (Pan Books, 1993).

 

Dans les années 1860 – 1870, deux banques familiales dominent la City de Londres. Pilaster, méthodiste, Greenbourne, juive. Les banques sont dirigées par des « partenaires » cooptés, responsables sur leurs biens propres, qui élisent à leur tête un « partenaire sénior ».

Hugh Pilaster, fils d’un partenaire dissident, ruiné et suicidé, est à la fois le mouton noir de la famille et son banquier le plus accompli. Son ascension et son amour pour Maisy vont être contrariés par sa tante Augusta. Pour obtenir la promotion de son mari Joseph puis de leur fils Edward au rang de partenaire sénior et de Lord, tous les moyens sont bons : calomnie, traquenards, machinations, corruption.

Edward est ami de collège de Micky Miranda, le fils d’un sanguinaire propriétaire terrien sud-américain. Pour ne pas contrarier son impitoyable père, Micky est prêt à ruiner un ami au jeu et à tuer. Il obtient le silence complice d’Augusta dans un premier puis un second assassinats. Ils forment une paire diabolique, résolus à poursuivre ensemble leurs objectifs, devenir comtesse de Whitehaven pour Augusta, président de la république de Cordova pour Micky, tant que leurs intérêts coïncident.

Face à eux se tiennent des cœurs purs : Hugh, qui mérite l’estime de la communauté financière pour sa gestion héroïque de la faillite de la banque Pilaster ; Maisy, que la rumeur taxe de prostituée et de chasseuse de fortune et qui finira par le rejoindre malgré son revers de fortune après seize années d’amour contrarié ; Rachel, la féministe qui fonde un hôpital pour mères célibataires.

Le livre de Ken Follett se dévore avec la passion que l’auteur attribue à ses personnages. C’est un roman d’amours et de trahisons, d’ambitions et de solitudes, de déchéances et de rédemptions. Le Londres de la seconde moitié du dix-neuvième siècle est mis en scène avec rigueur et précision. La banque n’est pas un simple décor : le drame se noue dans la technique bancaire.

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Transactions à haute fréquence

 Dans son édition du 3 septembre, Le Monde a publié un article de Yves Eudes intitulé Les « geeks » à la conquête de Wall Street, les « geeks » étant des mordus de nouvelles technologies qui conçoivent des logiciels automatisant les transactions boursières.

« Depuis l’informatisation complète des transactions boursières, l’arme suprême des spéculateurs est la vitesse. Les programmes d’achat et de vente ultrarapides, basés sur des algorithmes toujours plus complexes et tournant sur des ordinateurs toujours plus puissants, sont devenus des outils décisifs. On assiste à une féroce course à l’armement entre opérateurs. En 2008, plus du quart des transactions boursières aux Etats-Unis ont été réalisées grâce à des algorithmes. Le temps de latence (délai entre l’émission d’un ordre et sa réalisation) est de l’ordre de la milliseconde, et les profits ainsi réalisés se chiffrent en milliards de dollars par an.

Les superordinateurs scannent des dizaines de plates-formes en quelques millisecondes, pour détecter les tendances du marché, puis passent des ordres à la vitesse de la lumière, laissant sur place les investisseurs traditionnels, beaucoup plus lents.

Ils peuvent aussi détecter le cours plafond fixé par un acheteur (prix au-dessus duquel il arrête d’acheter un titre). Aussitôt ils raflent toutes les actions disponibles avant que l’acteur légitime ait eu le temps d’agir, et les lui revendent plus cher, généralement au cours maximal – c’est-à-dire un centime en dessous de son plafond ».

L’accès à l’information cruciale avant les concurrents a toujours été l’arme des spéculateurs, bien avant l’informatique. Dans les années soixante dix, une banque connectée par télex à un bon réseau d’informateurs pouvait connaître avant les autres un mouvement social dans les mines d’or sud-africaines ou le gel sur des plantations brésiliennes de café et placer d’énormes et judicieux ordres d’achats ou de ventes. L’avantage sur les concurrents était de quelques heures ou quelques minutes.

L’avantage se chiffre donc maintenant en millisecondes. Mais il y a plus : les logiciels recueillent des milliards de données sur les comportements des marchés et des concurrents et les modélisent, de sorte qu’avant même qu’un événement boursier soit connu, l’enchainement des événements à venir est écrite. Non seulement les logiciels écrasent le temps à l’échelle de la milliseconde, mais ils réussissent à remonter le temps !

Une critique faite à ces systèmes est la concurrence déloyale, voire le délit d’initié, puisque les superordinateurs réussissent à « lire » la stratégie des concurrents. En réalité, l’intelligence économique est la base de la stratégie de toute entreprise : il s’agit de comprendre où sont les concurrents et où ils vont pour prendre soi-même les bonnes décisions. Que l’échelle de temps soit la milliseconde ou l’année ne change rien sur le fond.

Le problème, déjà identifié lors de la crise boursière de 1987, est que la mise en place de systèmes de décision automatiques mettant en mouvement des milliards de dollars, représentent un danger pour la stabilité du système financier. Le rapport publié en mars 2009 par le président de la Financial Services Authority, Lord Turner, l’indiquait clairement : «l’efficience du marché m’implique pas la rationalité du marché (…). Les politiques doivent reconnaître que tous les marchés opérés sur un mode liquide sont capables d’agir irrationnellement et sont exposés à des effets de troupeau auto-entretenus et d’emballement ».

Comment mettre en place une régulation efficace ? Faut-il interdire les plateformes de transactions à haute fréquence ? Ou bien créer artificiellement des « frottements » qui dissuadent les « allers et retour » à la vitesse de la lumière et obligent les marchés à se tenir plus proches de l’économie réelle et de ses rythmes ? A cet égard, l’idée d’instaurer, ou de restaurer, au niveau international, l’impôt de bourse, est intéressante. Elle aurait entre autres avantages de faire contribuer le secteur financier aux déficits publics que son sauvetage a dramatiquement creusés.

En 1837, Victor Hugo prit pour la première fois de sa vie le train, entre Anvers et Bruxelles, une heure vingt cinq pour cinquante kilomètres. Emerveillé, il écrivit : « la rapidité est inouïe » (Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo, tome 1, Fayard 2001). La vitesse est, décidément, une grandeur relative.


Bienvenus sur « Transhumances »

Depuis plusieurs années j’écris la chronique de rencontres, de réactions à l’actualité, de lectures et de voyages. C’est pour moi une manière de donner plus d’intensité au temps qui passe. Alors que je viens de fêter mes soixante ans, je franchis une nouvelle étape avec l’ouverture de ce blog : c’est le moment de partager et, grâce à la technologie mise à disposition par Le Monde, solliciter des commentaires.

Pour l’essentiel, je posterai sur le blog des notes de lecture, mais aussi des récits de voyage et des réflexions sur l’actualité. Le blog s’appelle transhumances, un mot chargé de mouvement, de transition, d’humus, d’air pur.

Merci d’avance pour vos réactions.

Xavier