Saint Georges regardait ailleurs

L’écrivain libanais Djabbour Douaihy est décédé le 23 juillet dernier d’une longue maladie, alors que son pays traverse une crise dramatique.

Il a publié en 2010 un roman intitulé « Sharîd al-manâzil » (sans domicile), traduit en français par Stéphanie Dujois en 2013 avec pour titre « Saint-Georges regardait ailleurs » (Actes Sud).

« Sans domicile » qualifie le héros du roman, Nizam Alami. Il a 23 ans en 1975 lorsqu’éclate la guerre civile au Liban. Il est né dans une famille sunnite de Tripoli, qui passait l’été dans un village de montagne maronite. Enfant, il fut accueilli et chéri par des voisins, Thomas et Rakhimeh, des chrétiens sans enfants. Lorsque son père, Mahmoud, poursuivi pour divers trafics, se réfugia en Syrie, il fut pratiquement adopté par eux, fréquenta l’école chrétienne et se fit secrètement baptiser pour obtenir de ses parents adoptifs l’autorisation d’aller étudier à Beyrouth.

Beyrouth en 1975

Nizam a une double identité, musulmane et chrétienne, mais il n’est ni pratiquant, ni croyant. Sur sa carte d’identité, il a effacé l’information de la rubrique « religion ». Aux obsèques de son père, à Tripoli, il se sent étranger.  « À présent, Mahmoud était tout seul dans la cour, couché sur une table de pierre, dans son linceul blanc à l’ombre d’un grand eucalyptus. Seul devant l’étendue bleue de la mer. Nizam regardait de loin. Il n’y avait pas de place pour lui parmi eux. Il eut un serrement de cœur, mais haussa les épaules. Ils ne le reconnaissaient pas ; ils ne voulaient pas de lui. Autant s’en aller. »

Grâce à l’argent reçu de Thomas, il vit à Beyrouth une existence d’enfant gâté. Il a l’opportunité de louer un appartement en centre-ville appartenant à une descendante de Russes blancs, Olga, qui part aux États-Unis rejoindre un fiancé. Il y reçoit généreusement et tombe amoureux de Yousra Maktabi, une jeune femme qui amène à l’appartement les membres de sa cellule communiste. Il n’est pas question de religion : les amis de Yousra aspirent à une société non communautaire et laïque.

Beyrouth en 1975

C’est ici qu’entre en scène Saint-Georges, vénéré non seulement par les chrétiens, qui le reconnaissent comme le saint patron du Liban, mais aussi par les musulmans, qui le connaissent sous le nom de Al-Khodr, « le verdoyant ». En confiant son appartement à Nizam, Olga lui a recommandé de veiller à une icône héritée de sa famille russe, représentant le saint terrassant un dragon. L’icône a été abîmée. Nizam demande à une artiste peintre, Janane Salem, de la restaurer.

Nizam tombe fou amoureux de Janane. « Il rentra à l’appartement de Namara avec Saint-Georges dans ses bandages, et un trou au cœur. Un trou lui causait une douleur qu’il n’avait jamais connue. »

L’univers pictural de Janane est sombre. « Un ciel rageur sur toutes les toiles. Un ciel couleur de nuages. Camaïeu de teintes sombres. Vert foncé sur gris cendré. Tous les tons, toutes les nuances de gris. Mais ici ou là, une fois par tableau, deux fois tout au plus, une touche de rouge très vif, comme un fil (…) Les angles des rues, les rues de Beyrouth, étaient saillantes. Les corps des passants, en revanche, étaient comme en creux, et leurs visages étaient vagues. Des silhouettes, plus que des corps. »

 

Beyrouth, 2020

Ses toiles sont prémonitoires. La guerre éclate. Le sang coule, d’un rouge très vif dans les ruines. Une première trêve est rompue. « Vers dix heures du matin, d’un seul coup, Beyrouth explosa, Les parties belligérantes s’étaient retenues pendant trois mois ; c’était plus qu’elles ne pouvaient supporter. Alors les portes de l’enfer s’ouvrirent, et l’on commença à utiliser les nouveaux types d’armes que l’on avait faire venir entre-temps. »

Pour Nizam, le « sans domicile », la vie devient impossible. Il parvient à convaincre des miliciens chrétiens qu’il est des leurs, mais ce qu’il voit est insoutenable. À Olga, revenue à Beyrouth, il refuse de raconter ce qui s’était passé derrière la douane. « Il avait vu mais il ne lui dit rien. Il les avait vus faire un tas avec les corps, beaucoup d’hommes, quelques femmes – et aussi un jeune en tenue militaire. Ils les amenaient avec un sac sur la tête, devant un homme qui leur tirait dessus. Sans doute préférait-il ne pas voir les visages de ses victimes. Ensuite ils enlevaient le sac de la tête du mort, et ils le jetaient de côté. »

L’appartement de Manara est réquisitionné par une milice. Réfugiés dans la chambre, Olga et Nizam font l’amour. « Passant les bras autour de son cou, elle s’accrocha à lui et releva les cuisses pour l’accueillir en elle. Il la pénétra en l’embrassant sur la bouche, les yeux fermés. Dans la rue  le vacarme battait son plein. On entendait des miliciens se répartir les tâches : guet, inspection… Ils devaient être en train de dresser un barrage (…) La chambre était pleine des bruits de la guerre qui faisait rage, tout près. »

Jabbour Douaihy en 2015

 

Nizam se met à la recherche de Janane. Mais Saint-Georges regardait ailleurs. Il n’a rien fait pour empêcher le déferlement de haines, les massacres.

Un demi-siècle plus tard, il ne semble toujours pas s’intéresser à son Liban martyrisé.

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